vendredi 27 novembre 2015

EMMANUEL LEGEARD OU LA PSYCHOSOMATIQUE EVOLUTIONNISTE

Il y a dix ans, je rencontrai Jean Texier. La conversation roula sur Emmanuel Legeard, que je ne connaissais pas encore à l'époque: "Comment, tu ne connais pas Emmanuel Legeard? - C'est un génie!" Il y a cinq ans, alors que j'étais en deuxième année de médecine, je rencontrai Jean-Pierre Egger: "Emmanuel Legeard? C'est un génie!" Aussi, pour ma première interview, j'ai voulu frapper fort, et ce n'est pas moins qu'Emmanuel Legeard, docteur en Sorbonne, universitaire, entraîneur olympique aux méthodes révolutionnaires et fondateur de la psychosomatique évolutionniste que j'ai voulu interroger suite à son intervention remarquée à la Polyclinique Fédérale. Emmanuel Legeard mériterait sans doute une longue introduction biographique, tant sa personnalité unique est fascinante. Nous ne le ferons pas ici, faute de place, mais nous y reviendrons. Une chose capitale, cependant, nous a frappés et je veux en faire mention; c'est qu'Emmanuel Legeard est un "vrai Français". J'entends par là qu'il a toutes les qualités que le monde attribue traditionnellement aux Français, mais portées à leur maximum d'intensité: une intelligence supérieure, évidemment, mais soutenue par une certaine éloquence littéraire très naturelle alliée à une culture quasi-encyclopédique et à une rigueur scientifique toute cartésienne - laquelle n'empêche pas un côté "larger than life", pardon: "plus grand que nature", qui lui permet d'atteindre à une hauteur de vues assez exceptionnelle. Je ne cacherai pas qu'à l'âge de 26 ans, j'en étais arrivé - à l'instar de tout homme qui doute de l'existence de ce qu'il n'a jamais rencontré - à penser comme une majorité de non-Français qu'entre l'actuelle population "hexagonale" (qui n'évoque plus, même de très loin, Charcot, Nerval ou Poincaré), et la caricature américaine (inspirée par la jalousie) d'un personnage en béret basque et charentaises, il n'y avait plus tellement de place pour la défense et l'illustration de la civilisation française. Manifestement, je me trompais. Le Professeur Legeard n'a pas fini de faire parler de lui.

INTERVIEW - PREMIERE PARTIE

[Avertissement: un certain nombre de formulations et d'idées exprimées ici font l'objet d'un dépôt. Je déconseille donc aux habituels plagiaires de reproduire les nombreux points originaux soulevés dans cet entretien en "oubliant" d'en citer la source.]

EVO-PSY: A ma connaissance, vous êtes le seul représentant en Europe occidentale d'une discipline extraordinaire, la psychosomatique évolutionniste. Quelqu'un vous a-t-il particulièrement influencé quand vous vous êtes engagé dans cette direction?

Emmanuel Legeard: Oui, certainement. D'abord Jean Massion, un grand savant et un grand pionnier du Centre National de la Recherche Scientifique qui, lorsque je lui ai soumis mon hypothèse de la récapitulation phylogénique dans la mobilisation des systèmes d'activation nerveuse, a orienté mon attention sur les notions d'égocentrisme et d'allocentrisme et m'a prodigué des encouragements qui m'ont fait comprendre que je tenais le bon bout. Cela m'a aidé à m'accrocher. Zofia Kielan-Jaworowska également. Ce sont des gens extraordinaires que j'admire pour leur travaux scientifiques, et je n'ai pas l'admiration facile. Quand les personnes pour qui vous avez le plus d'estime vous disent avec sincérité: "C'est bien, ce que vous faites, c'est très intéressant, etc.", vous comprenez que vous êtes en route vers quelque chose de valable. Et c'était indispensable, dans mon cas, d'avoir de tels points de repère, car j'étais seul. Seul, et sans argent - avec pour tout bien ma cervelle et une foule de questions. Mais il n'y a pas eu que Massion ou Zofia. On pourrait citer Jaak Panksepp, Arthur Prochazka, un grand nombre de gens, j'aurais peur d'en oublier.

EVO-PSY: Comment définissez-vous la psychosomatique?

Emmanuel Legeard: En gros, c'est l'étude des cas de somatisation et la recherche de leurs solutions par diverses méthodes de relaxation et de conditionnement. La somatisation, c'est le transfert sur les fonctions organiques d'un problème qui s'est assimilé au corps sous le niveau psychologique, faute principalement de pouvoir se le représenter, donc de pouvoir le verbaliser. Le trouble psychosomatique découle d'une inhibition prolongée de l'action gratifiante qui contrarie l'instinct d'expansion de la personnalité. Or l'acte gratifiant oriente l'organisme vers l'anabolisme et l'accroissement d'ordre à travers une conquête de la personnalité qui réalise l'équilibre non seulement entre les pulsions inconscientes et les contraintes assimilées, mais encore entre  le mental et le corporel. Entre psyché et soma. Dans les cas de névrose, il y a un conflit d'ordre intrapsychique, et moyennant la technique adéquate, c'est encore "soluble dans le moi" parce que c'est catalysable par le langage.  Mais avec la somatisation, du fait que le problème échappe à la représentation aussi bien consciente qu'inconsciente,  on a affaire à un processus dynamique alternatif à la névrose  et qui n'est pas formulable par la parole. Aussi s'exprime-t-il directement dans le langage corporel par un bouleversement du tonus vasomoteur ou musculaire et à plus ou moins long terme, par des accidents cardio-vasculaires, musculo-tendineux, des problèmes articulaires ou même la formation de tumeurs. Ainsi, le problème vient d'un défaut de structuration du moi et d'une régression à un stade purement homéostatique des affections qui sont directement assimilées dans le corps sous forme de dysfonctions permanentes. C'est un processus circulaire, vicieux, entropique, relayé par des signaux physiologiques négatifs d'ordre cénesthésique, avec une désorganisation graduelle de la mise en forme organique.

EVO-PSY: Quand vous parlez de régression, vous faites allusion au cerveau reptilien de Mac Lean?

Emmanuel Legeard: Non, bien sûr que non. Ca n'existe pas, le "cerveau reptilien". D'ailleurs, les "Reptiles " non plus, ça n'existe pas  - c'est un regroupement arbitraire dans la classification des animaux. Ensuite nous n'avons aucun ancêtre semblable aux prétendus "Reptiles" actuels. Les structures cérébrales de ces animaux sont qualitativement et quantitativement très différentes des nôtres. L'autre jour, on m'a encore demandé si nos ancêtres étaient des Reptiles, puisque  la locomotion reptilienne a précédé la locomotion mammalienne. C'est sans aucun rapport. Reptilien, ici, signifie seulement "rampant", c'est-à-dire que l'animal progresse par ondulations successives, pattes écartées, et que son abdomen traîne au ras du sol. Il y a même eu récemment des scientifiques russes et australiens pour apporter la preuve que l'ancêtre commun de tous les Mammifères avait déjà le dos rond et les pattes en adduction. Il n'y a donc même jamais eu de Mammifère transitoire évoluant sur la terre ferme par reptation appuyée. Pour finir, du point de vue humain, la notion de "cerveau reptilien" est  évidemment absurde: tout est intégralement humain dans l'homme parce que les parties n'existent qu'en fonction du tout. Si vous procédez à l'ablation totale ou partielle du cortex humain, vous n'obtenez pas un "Reptile", mais un sujet lourdement handicapé  et condamné à court terme. En revanche, ce qui est exact, c'est que nous appartenons à l'espèce humaine et que nous sommes par conséquent des Primates, donc des Mammifères. Autrement dit, du point de vue de l'évolution nous sommes - successivement et simultanément - des Mammifères, des Primates et des êtres humains. C'est pourquoi l'étude de l'origine du cerveau et de ses fonctions élémentaires permet de comprendre à quoi sert le corps; c'est très utile pour compenser chez l'homme ce qui lui manque par nature. Car l'être humain est un néoténique, comme disait Cuénot: c'est un animal suspendu toute sa vie dans un état d'immaturité physique qui lui permet évidemment de grands progrès, mais pose aussi de grands problèmes.

EVO-PSY: Comment le cerveau des Mammifères s'est-il constitué?

Emmanuel Legeard: Beaucoup pensent qu'il a évolué sous l'effet d'un changement de nature et d'activité du thalamus qui recueille et distribue des sensations de tout type, mais plus remarquablement chez les Mammifères des sensations tactiles, proprioceptives et kinesthésiques très sophistiquées. En tout état de cause, le cerveau des Mammifères  a traversé trois étapes. D'abord, pour répondre aux exigences sensori-motrices de la locomotion mammalienne, un réseau polysynaptiques de fuseaux neuromusculaires s'est développé aux deux extrémités de la colonne vertébrale. Il a aidé à contrôler le tangage et à  compenser les forces de cisaillement causées par le dos arrondi et les allures phasiques [*]. Cela a résulté en une augmentation de volume du cervelet et du mésencéphale. Ensuite,le noyau rouge, qui est le centre suprême de coordination mésencéphalique, a étroitement collaboré avec l'hippocampe dans le comportement d'exploration. Aujourd'hui encore, on peut observer dans le cerveau du toupaye, de la musaraigne, du rat ou de la souris, que les comportements intentionnels comme l'exploration, la traque ou la manipulation font décharger le noyau rouge. Cet allumage libère dans le noyau rouge et l’hippocampe du GABA générateur d’ondes thêta qui est un  facteur de croissance nerveuse impliqué dans l’apprentissage. Bref, chez tous les Mammifères inférieurs - c'est-à-dire non primates - le rythme thêta traduit l'action sur le milieu et l'apprentissage épisodique. Mais c'est un train d'ondes cérébrales qui n'existe que chez les Mammifères. Ainsi, le rythme thêta est complètement absent de l'équivalent supposé de l'hippocampe chez les "Reptiles". Quant au cerveau des poissons et des amphibiens, il est quasiment limité aux rythmes delta.

EVO-PSY: Il me semble que vous accordez une grande importance à l'hippocampe...?

Emmanuel Legeard: Oui, du point de vue de l'évolution des Mammifères, l'hippocampe a une importance décisive: c'est l'amorce de notre corticalisation. Le développement du cortex chez les Mammifères est lié à l’extension des connexions entre les structures d'origine archicorticale, les plus anciennes, et les structures d'origine paléocorticale. Or l'archicortex paléomammalien est parti de l'hippocampe. C'est de lui qu'est sorti le centre moteur limbique du cortex de transition, le gyrus cingulaire, qui lui-même a donné l'aire motrice supplémentaire du néocortex. C'est une évolution concernée par les effets d'extrémité, c'est-à-dire la finalité des actions. Elle a permis la mémorisation sélective du rendement des actions efficaces, leur planification et le déclenchement des stratégies motrices appropriées.

EVO-PSY: Au cours de la conférence à la Polyclinique Fédérale, je vous ai entendu parler de la "fonction ammonique des Mammifères" et expliquer que "la psychosomatique  commence avec l'hippocampe". Serait-il possible de développer?

Emmanuel Legeard: Au cours de l'évolution, le système nerveux s’est élaboré à partir des interactions avec l’univers perceptif, c’est-à-dire avec les stimuli de cette fraction spécifique du monde extérieur auxquels l’animal inférieur est génétiquement programmé à réagir. En quelque sorte, c'est un "automate biologique": il n'y a pas de place pour l'émotion, pas de délai de réflexion. La circularité réflexe est immédiate. A ce stade, le sensorimoteur est une unité - aucune trace d'un décollement. Et il n'y a pas de "psychosomatique", pour la bonne raison qu'il n'y a pas de "psychisme". Dès l'instant qu'on peut parler de psychosomatique, on évoque un clivage: celui de l'émotion mammalienne qui intercale une réaction d'éveil entre le stimulus et la réponse pour se donner le temps de mettre du sens dans les sensations. Il s'agit là d'un trait hérité de l'accession au grade mammalien, du passage du comportement d’exploitation, passif ou parasitaire et trophotropique, à un comportement d’exploration ergotropique, donc à une conquête de l'espace. Trois révolutions ont permis cette conquête de l'espace. Premièrement, l'élaboration d'un foyer de chaleur interne. Deuxièmement, une métamorphose biomécanique: la locomotion mammalienne. Troisièmement, la capacité de mémoriser une grande variété de feedbacks pour développer une perception anticipée permettant de s'affranchir des servitudes mécaniques de l'arc réflexe, donc de la dépendance au milieu. Or c'est seulement avec le sens ammonique associé aux fonctions de l'hippocampe que la capacité d'anticipation par la mémoire épisodique va émerger chez les Mammifères. Ce sens ammonique obéit à une logique finalisée, tournée vers le futur - c'est un sens projectif et anticipateur. Idéomotivé.

EVO-PSY:  Donc pour reprendre votre définition de départ, l'instinct d'expansion de la personnalité serait en quelque sorte une sublimation de la conquête de l'espace? La somatisation étant modélisable suivant la formule thermodynamique de l'information?

Emmanuel Legeard: Concernant la somatisation, oui, absolument. Le sens ammonique des tout premiers Mammifères a orienté le développement dans le sens d'une logique finalisée dont le terme s'est sans cesse allongé au fil de l'évolution. Or toute action finaliste est épigénétique, c'est-à-dire créatrice d'information: elle génère de l'ordre, elle structure l'ensemble des relations à l'intérieur de l'organisme et entre l'organisme et le milieu.C'est la personnalité qui est l'expression de cette dynamique épigénétique destinée à surmonter les contraintes de l'environnement. Elle répond au principe psychosomatique de Pavlov qui résume le côté stochastique et épigénétique du conditionnement cérébral: les neurones qui s'allument ensemble se branchent ensemble. Chez nous, les humains, qui sommes des Mammifères parfois plus évolués que le toupaye ou le  rat gondin, l'accroissement d'ordre se fait à travers l'affirmation de la personnalité: c'est une conservation de soi par le dépassement, qui réclame de se projeter par-delà les situations. C'est le "Deviens ce que tu es!" de Goethe qui a été personnaliste avant tout le monde...

EVO-PSY: Et la condition de possibilité à ce type d'action, c'est ce que vous appelez la "fission psychosomatique" qui permet l'apparition du "moi nucléaire".

Emmanuel Legeard: Précisément. C'est la rupture de la circularité sensorimotrice, le débouclage de l'arc réflexe par l'éveil émotif. Si nous présentons une vulnérabilité, sociale surtout, aux somatisations, c'est-à-dire au courant d'entropie, de désordre qui s'engouffre dans la faille entre psyché et soma pour créer un trouble organique, cela ne se produit pas à cause du clivage psychosomatique en soi, mais faute d'une structuration adaptée de la personnalité. Et du point de vue de l'évolution, tout cela commence, de façon presque méconnaissable, très primitive, quand la coordination sensori-motrice immédiate se transforme en expérience sensori-émotivo-motrice. Car c'est grâce à l'interaction entre les facteurs constitutionnels et la possibilité d'épigénèse que le cortex va se développer, au départ notamment à travers l'innovation du train d'ondes thêta chez les Mammifères inférieurs et à la production du GABA neurotrophe. Dès ce moment, on peut parler d'une possibilité à l'émergence de la conscience et à l'ébauche d'une personnalité. En somme, donc, l'émotion, et la motivation qui en est le sous-produit, se sont opposés au réflexe pour permettre au système nerveux d'agir sur l'environnement, donc au cerveau d'évoluer.

EVO-PSY: Quelle est à l'origine la fonction de l'hippocampe des Mammifères?

Emmanuel Legeard: C'est une question sur laquelle j'ai passé du temps. J'ai émis une hypothèse, il y a quelques années, et Zofia Kielan-Jaworowska avait eu la gentillesse de l'accueillir favorablement; c'est que l'hippocampe des Mammifères s'est développé pour répondre aux contraintes du labyrinthe végétal de la forêt, ce qui est cohérent avec sa propre théorie que les premiers Mammifères ont évolué au coeur de la forêt vierge. Cette jungle nocturne était  un univers en trois dimensions dissimulant tout derrière des murs de verdure. Je pense qu'un tel contexte a pu encourager à la fois la vision en relief nécessaire pour percer les camouflages, l'évolution de l'ouïe qui ajoute une coordonnée temporelle et une conscience de la durée, et l'élaboration de la fonction ammonique de l'hippocampe proprement mammalien qui s'avère indispensable pour se repérer dans un dédale. Dans les batteries psychotechniques, les labyrinthes servent à tester le bon fonctionnement de l'hippocampe, et il y a quelques années, on a découvert que l'hippocampe était plus important chez les chauffeurs de taxis des grandes cités comme Paris ou New York. Mais la voie archicorticale qui part de l'hippocampe n'est pas la seule, elle est complétée par la voie paléocorticale qui a pour origine le cortex piriforme.

EVO-PSY: C'est le cortex olfactif?

Emmanuel Legeard: Oui, mais c'est une interprétation peut-être un peu étroite. Il vaut mieux considérer l'évolution de la voie paléocorticale du point de vue de la sensibilité chimique en général: goût, odorat, sensibilité homéostatique aux produits de déchet de la contraction musculaire… On s'explique mieux ensuite pourquoi le piriforme a produit comme excroissance l'insula - ou l'île de Reil - qui est le centre sensitif limbique du cortex de transition. L'insula est présente chez tous les Mammifères. Elle a pour fonction d’émettre un avertissement des sensations à venir. C’est le cortex de l’apprentissage par appréhension qui à chaque effet assigne un affect afin de créer une mémoire organique des événements. Elle assure la présence du corps à lui-même, viscéralement et sans représentation, par cette inquiétude à créer du sens dans une impression physique. Le gyrus cingulaire reçoit les prédictions émises par l’insula et ajuste la motivation, positive, neutre ou négative en fonction du signal. Je pense que si l'hypnose peut exercer une influence efficace, c'est à ce niveau, pour agir sur les messages activateurs ou inhibiteurs échangés entre l'insula et le gyrus cingulaire.

EVO-PSY: Vous pensez que l'insula est une clef de la somatisation?

Emmanuel Legeard: Oui, certainement. J'en suis persuadé. L’insula est impliquée dans le contrôle descendant du système nerveux sympathique et déclenche des réactions d’évitement et d’inhibition en réponse à des souvenirs sensitifs négatifs qui sont cénesthésiques, c'est-à-dire se perpétuent à un niveau proto-mental, au niveau préverbal d'une proto-conscience sans représentation, et cela n'est possible que parce que justement l'insula est impliquée dans l'articulation du langage. Malheureusement, il est encore impossible de l'affirmer preuves à l'appui parce que personne n'a étudié sérieusement l'activité du cortex insulaire sous hypnose ou au cours d'expériences de biofeedback dans des cas bien cernés de somatisation. En revanche, on a constaté que l'hypnose faisait effet en agissant principalement sur les structures limbiques et particulièrement le gyrus cingulaire. Or au niveau mésocortical, l'insula est le centre sensitif du cortex limbique, et le gyrus cingulaire, le centre moteur. Donc, de façon indirecte, ces expériences vont dans le sens de l'hypothèse insulaire.

EVO-PSY: Est-ce que l'inhibition de l'action est aussi un processus adaptatif?

Emmanuel Legeard: Assurément. L'inhibition de l'action est un processus adaptatif, légué par la mémoire phylogénique ou "transpersonnelle". L'existence de cette mémoire est démontrée depuis cinquante-cinq ans par Nikolaas Tinbergen, Karl von Frisch et Konrad Lorenz qui ont reçu le prix Nobel de médecine en 1973. A mon avis, c'est précisément à ce niveau que le problème se pose. Ce que j'ai observé, loin de toute considération théorique, mais concrètement, en pratique, c'est que l'inhibition de l'action vient d'une incompatibilité entre la dynamique du groupe, qui est ressentie comme contre nature, et la mémoire phylogénique, c'est-à-dire l'instinct salutaire de ce qui est le plus conforme à la conservation de soi et à l'affirmation de la personnalité. Affirmation de la personnalité qui n'est autre, évidemment, que la conservation de soi par le dépassement eudémonique. Tout se déroule  donc selon moi sous le seuil de la représentation, au niveau de ce que j'appellerais l'interaction silencieuse de la  "bestialité sociale", c'est-à-dire au niveau transpersonnel du proto-conscient collectif. Wilfred Bion a dit deux ou trois choses, là-dessus, qui constituent une excellente amorce de réflexion. Malheureusement, il n'a pas persévéré dans cette voie, et chez lui, tout est un peu noyé dans les mathématiques ésotériques, des théories psychanalytiques un peu excentriques et, comme il le dit lui-même, la "science-fiction". C'est très dommage. Mais il y a des pans entiers d'analyse qui sont d'une immense fécondité parce qu'ils sont directement inspirés par son expérience concrète de la guerre et des hommes.

EVO-PSY: Le problème de la somatisation s'articule donc autour de la représentation?

Emmanuel Legeard: C'est ce que je pense. Dans le symptôme psychosomatique, tout se détraque parce que le problème bascule dans l'organique sans représentation. C'est particulièrement éloquent dans la crispation neuromusculaire. Comme me l'a dit une fois  Jeff Cram, qui était le grand spécialiste de l'EMG de surface, le système moteur gamma est a priori - "a priori" au sens fort - le vecteur de la mémoire phylogénique des Mammifères. Donc prenons la proprioception en exemple: le système moteur gamma à centralisation cérébelleuse réalise l'unité du corps propre  en coordonnant le tonus général via les fuseaux neuromusculaires. Cette coordination va de pair avec une représentation de soi, ne serait-ce que très frustement ébauchée chez les Mammifères peu évolués. Mais elle est là, parce que c'est à ça que sert la proprioception: à l'élaboration d'images kinesthésiques, c'est-à-dire d'images visuelles à contenu sensitif qui permettent d'anticiper sur les réflexes. C'est donc un système non-verbal, mais représentatif:  vous fermez les yeux, mais vous savez dans quelle position se trouvent votre, bras, votre jambe, etc. Il y a, par-dessus le marché, une composante affective préconsciente associée aux actions et aux positions parce qu'elles ont été assimilées dans un contexte émotif qui fixe les souvenirs. Mais quand vous présentez un trouble psychosomatique qui crispe vos muscles parce qu'il fait décharger les fuseaux de manière chaotique, non seulement ce n'est ni conscient ni préconscient, c'est-à-dire que votre personnalité, votre moi ne peut pas articuler la représentation d'un mot et d'une chose, mais encore ce n'est même pas inconscient, parce que vous n'avez même pas d'image des choses. C'est purement organique. Evidemment, l'organique aussi est structuré comme un langage, le langage du corps. Mais c'est un langage périphérique même à l'inconscient parce qu'il est totalement infra-psychique. Ce qui ne veut pas dire qu'il est infra-cortical. Le cortex, c'est un morceau du corps, et il reste à examiner le rôle de l'insula dans le trouble psychosomatique.

EVO-PSY: Donc, si je vous comprends bien, le système gamma qui sert à élaborer une image de soi dans l'espace est en quelque sorte subverti au niveau de la dimension silencieuse collective?

Emmanuel Legeard: C'est ça. Tout se passe comme dans les amnésies organiques, quand l’activité organisatrice des centres supérieurs du cerveau se trouve abolie et que les centres inférieurs déploient une activité exagérée parce qu'ils sont soudain affranchis du contrôle néocortical. C'est pourquoi les problèmes neurologiques sont plus fréquemment localisés au niveau des muscles fléchisseurs des membres ou des petits muscles unisegmentaires comme les élévateurs des côtes, les intertransversaires, les interépineux, les rotateurs, et principalement aux niveaux lombaire et cervical. Mais il s'agit, comme vous dites, de la subversion d'un système qui justement, devient dysfonctionnel. En fait, le système moteur gamma devrait servir au contraire à libérer le corps de la servitude du réflexe. Mais il est aussi particulièrement vulnérable aux troubles psychosomatiques parce qu'ainsi que je l'expliquais tout à l'heure à propos de l'émotion, il exerce une fonction intercalaire, qu'il est très sensible à des chocs émotifs primaires d'ordre social qui la plupart du temps "passent sous le radar" et que son équilibre dépend de l'équation personnelle. Il agit alors à contre-emploi puisque sa fonction première est l'ouverture au monde et l'action sur l'environnement, non le repli crispé sur des traumatismes mal digérés.

EVO-PSY: C'est dans le même sens qu'Arthur Prochazka vous approuve quand vous soutenez que le système moteur gamma, contrairement aux idées reçues, sert d'abord à anticiper les automatismes primaires?

Emmanuel Legeard: Prochazka a fait une découverte extraordinaire qui a littéralement bouleversé la façon de concevoir la proprioception. Il a montré qu'elle était bayesienne, c'est-à-dire anticipatrice, à des fins, d'abord certainement de prédation - d'ailleurs le cervelet est le pilote automatique du "cerveau prédateur", l'unité mésencéphale-cervelet. Autrement dit, les fuseaux neuromusculaires déterminent à l'avance leurs seuils de sensibilité et d'activation en fonction de la finalité des mouvements. Ces seuils variables sont sélectionnés grâce à des apprentissages successifs, donc grâce à l'élaboration d'un "modèle interne" de l'action composé d'images kinesthésiques. Les images kinesthésiques sont le contenu proprioceptif des images visuelles. Aussi, ce qu'Arthur Prochazka a montré s'avère d'une très grande portée pour l'intelligence de notre condition; car cela signifie que la genèse du système moteur gamma a eu pour objet l'élaboration d'une proprioception projetée:  le fusimotor set, ce que j'ai traduit par "réglage fusimoteur anticipé". Il a donc constitué un facteur critique d'émancipation des Mammifères pour s'extraire de la sujétion passive au milieu et passer en mode "ergotropique" d'action sur l'environnement. L'animal se libère des automatismes pour s'ouvrir au monde et finaliser des actions autonomes. C'est ni plus ni moins que l'émergence de la conscience. Dessem a montré l'importance de tout cela en étudiant les chiens, mais les humains ne sont pas différents. Par exemple, quand un haltérophile chevronné vous déclare dans son argot qu'il ne "réceptionne" pas un poids, il vous explique qu'il ne se le représente pas, ou pas encore assez, pour pouvoir le manipuler de façon coordonnée. Or la coordination est évidemment le facteur critique du succès dans un mouvement olympique comme l'arraché ou l'épaulé-jeté. Le champion qui apprend à réceptionner doit "se gainer", c'est-à-dire réaliser le couplage optimal entre le système pyramidal et le système extrapyramidal. Il sait qu'il maîtrise seulement une fois qu'il s'est "vu le faire".

EVO-PSY: Très intéressant! Apparemment, le "gainage" est  un mot qui traîne partout et que personne ne comprend. C'est la première fois que j'entends une définition comme celle-ci, aussi éclairante que convaincante. Mais est-ce qu'on n'est pas un peu revenu de la notion d'extrapyramidal?

Emmanuel Legeard: Pas que je sache, non. Pourquoi devrait-on en revenir? Le concept de système extrapyramidal  est parfaitement valide. Du moins tant qu'on le plafonne aux faisceaux descendant des noyaux  moteurs du mésencéphale et du tronc cérébral qui se projettent sur les neurones moteurs gamma et alpha de la moelle épinière. Par exemple, dans le test du saut de cible, on met clairement en jeu un système extrapyramidal et paléomammalien. Les neurones du toit du mésencéphale et le cervelet collaborent pour coordonner l'oeil  et la main grâce à cette partie du cerveau qui a été la toute première à connaître une poussée de croissance évolutive chez nos plus lointains ancêtres Mammifères. C'est encore sur ce système très fruste que comptent les chauves-souris dans la prédation, parce que leur cortex limbique et leur néocortex sont sous-développés. Les chauves-souris sont des Mammifères très archaïques. D'où, sans doute, leur "familière étrangeté" qui en a fait des créatures de cauchemar...

EVO-PSY: Pourquoi les fuseaux neuromusculaires sont-ils particulièrement sujets aux troubles psychosomatiques?

Emmanuel Legeard: Les fuseaux neuromusculaires sont sensibles à la noradrénaline circulante. Le système nerveux sympathique exerce une action excitatrice sur un réseau polysynaptique très ancien de gainage fusimoteur qui est destiné à contrôler le cisaillement de la colonne vertébrale ou la coordination du regard avec le mouvement du corps. Aussi le stress peut fréquemment se manifester par des reins courbattus, des torticolis, une gêne respiratoire ou un syndrome de Janda.On peut aussi éprouver une raideur au niveau des fléchisseurs physiologiques des membres qu'il ne sert d'ailleurs à rien d'étirer passivement, au contraire. Il vaut mieux se relaxer psychologiquement et travailler les antagonistes pour bénéficier d'une inhibition réciproque. A mon avis, le raccourcissement des muscles fléchisseurs trop toniques est précisément dû aux afférents du réflexe de flexion sensibles au stress. Par exemple, tous les athlètes de force un peu sérieux ont éprouvé au moins une fois cette sensation désagréable de tension derrière les genoux, de bras qui ne déroulent plus, etc. On a l'impression que ça va casser, et quelquefois c'est effectivement ce qui se produit. Dans le cas des athlètes, c'est un indicateur du syndrome de surentraînement sympathique décrit par  Lehmann: le sympathique décharge en permanence, même au repos.

EVO-PSY: Ah! Justement, comme vous le savez, je ne suis aussi pas seulement étudiant en psychiatrie, je suis aussi athlète de haut niveau. Bien des choses que vous avez dites au cours de votre conférence à la Polyclinique Fédérale m'ont complètement accroché. Accepteriez-vous de m'accorder une autre interview, cette fois par email, pour développer quelques points sur les techniques d'entraînement?

Emmanuel Legreard: Certainement.

EVO-PSY: Alors, je n'y manquerai pas; cela constituera la deuxième partie de l'entretien à paraître sur mon blog. Monsieur Legeard, je vous remercie infiniment pour votre amabilité et tout ce que vous nous apportez.

__ NOTES
[*] Il s'agit d'une hypothèse émise par Emmanuel Legeard, mais celui-ci m'a fourni par courriel une telle abondance de preuves et de références scientifiques que je suis à présent persuadé que sa conclusion est juste. Cette hypothèse est d'ailleurs parfaitement respectée dans le milieu scientifique, et Robert W. Banks, qui a produit le plus gros et le plus étendu des travaux sur la localisation des fuseaux neuromusculaires, l'a appelée la "nouvelle hypothèse Legeard".

5 commentaires:

  1. Sehr interessant. Doch hier bräuchte ich eine Übersetzung von Französisch zu Deutsch, da ich nicht alles verstehe. Kannst Du das jetzt tun?

    Translate ist mir noch nebelhafter: https://goo.gl/w1oBPi

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  2. Vraiment tres, tres interessant. Merci beaucoup. Effectivement, une personnalite fascinante, a ce que je decouvre: https://amisdelegeard.wordpress.com/biographie/

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  3. Excellente interview. Concernant la raideur au niveau des fléchisseurs physiologiques des membres, j'avais écrit dans un article datant de 2012 qu'il était courant que l'athlète étant victime d'une lésion musculaire était souvent dans une phase de stress ou de surentraînement avant la blessure, et que les ischio-jambiers, notamment, étaient réellement sensibles au stress. Malheureusement, les staffs médicaux incriminent dans 90% des cas la qualité de souplesse passive de l'athlète plutôt que d'avoir une approche globale de la blessure. Je suis bien content de lire l'avis d'Emmanuel, qui illustre avec des arguments scientifiques mes remarques empiriques. Merci.

    Frédéric Marcérou

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  4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  5. Les redéfinitions de Monsieur Legeard sont aussi novatrices que pertinentes (gainage, culture physique, finalité des fléchisseurs comme organes du contrôle, "nouvelle hypothèse" concernant le rôle des fuseaux neuromusculaires...) Mais ce n'est pas seulement un génie, c'est aussi un excellent athlète de force que j'ai vu exécuter des levés en triplés à 270 au CH de Châtelaine quand j'étais passé voir Zlatev. Non seulement, il a révolutionné la perspective, mais il sait de quoi il parle: "le dernier Grand", comme dit Monsieur Vouillot.

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